samedi 7 juin 2008

Ce matin, comme hier, devant mes yeux, dans mon coeur...

[L’acteur] s’écoute au moment où il vous trouble, et tout son talent consiste non pas à sentir... mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment que vous vous y trompez. Les cris de sa douleur sont notés dans son oreille. Les gestes de son désespoir sont de mémoire, et ont été préparés devant une glace. (...) Le socque ou le cothurne déposé, sa voix est éteinte, il éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni affaissement d’âme. C’est vous qui remportez toutes ces impressions. L’acteur est las, et vous tristes ; c’est qu’il s’est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener.

Paradoxe sur le Comédien de Diderot

En sortant du théâtre de Sadler’s Wells, tard hier soir, après le premier épisode du Pavillon aux Pivoines (1598), l’opéra chinois de Tang Xianzu (ICI et ICI), j’avais le coeur serré pour avoir trop ravalé mes larmes : les lumières s’étaient rallumées trop vite, il avait fallu ramasser promptement ses affaires pour que le troupeau qui se précipitait au dehors se jeter dans la première bouche de métro venue, ne les piétine pas... Nous venions tout juste d’abandonner la gracieuse Du Liniang à la porte des Enfers, vêtue de son ample manteau de soie rouge vif – signe de sa prochaine renaissance - dont les Fées des Fleurs avaient délicatement déroulé la longue traîne sur la scène. Pourtant, elle n’avait fait que s’endormir au coeur d’un jardin luxuriant et rêver au jeune lettré Liu Mengmei, « un élégant jeune homme, venu de loin ou de près ». Réveillée par une « pluie de pétales rouges arrachés au coeur des fleurs », hantée par ce rêve, mélancolique, elle s’était rendue jour après jour sur « la terrasse d’amour » du Pavillon aux Pivoines, mais en vain. Se sentant dépérir, elle avait demandé de la soie et un pinceau pour peindre sa jeune beauté avant qu’elle ne s’efface. Cet autoportrait était maintenant enfoui sous un rocher, dans ce jardin enchanteur, et tandis que son âme s’apprêtait à comparaître devant le féroce Hu, pour être jugée, son corps, lui, était enterré au pied d’un prunier en fleurs.
Moi j’aurais bien voulu m’attarder dans la salle, pour donner libre cours à mon émotion, pour tenter, au moins, de la garder intacte et éviter qu’elle ne s’évapore au contact obligé de la nuit froide et humide. J’aurais voulu que mes oreilles n’entendent pas les trop nombreux : « Vous avez vu comment son visage reflétait vivement la perte de son amant ? Elle en avait les larmes aux yeux! ». J’aurais voulu me rendre dans les coulisses voir les acteurs se démaquiller et discuter de leur performance, comme dans ces films de Mizoguchi sur les acteurs de kabuki. J’ai tant bien que mal fendu la foule compacte, en me demandant si le beau Chinois élancé, croisé devant l’entrée des artistes à mon arrivée, et qui fumait une cigarette, était Yu Jiulin, l’acteur principal, à la voix si haut-perchée. Le chemin de retour s’est passé dans une rêverie où se mêlaient Diderot, les facéties de la servante Parfum de Printemps et l’idée de ce bol de riz parfumé qui tromperait si bien la faim qui me tenaillait au bout de trois heures de représentation...

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