mardi 17 juin 2008

Parade


Certains endroits sont des aimants et vous êtes attiré vers eux si vous marchez dans leurs parages. Et cela de manière imperceptible, sans même vous en douter. Il suffit d’une rue en pente, d’un trottoir ensoleillé ou bien d’un trottoir à l’ombre. Ou bien d’une averse. Et cela vous amène là, au point précis où vous deviez échouer.

Dans le café de la jeunesse perdue de Patrick Modiano

Un village haut perché. Dédale de ruelles jalonnées d’échoppes et d’estaminets aux enseignes rouges. Chapeaux chinois, ombrelles, éventails, paniers d’osier, poteries en terre cuite. Mélodies sirupeuses s’échappant de radios crachotantes sans âge. Escaliers escarpés, murs décrépis, senteurs de nourriture.
Voix décidée : « Entrons-là, buvons du thé » « Votre thé est-il bien fumé au charbon ? C’est rare d’en trouver aujourd’hui ! » « Vos graines de pastèques sont-elles bonnes ? » Patronnes goguenardes : « La preuve, vous en mangez ! » Carte couverte de caractères chinois : il choisit le thé d'un oeil exercé.
A l’étage : fenêtres ajourées surplombant une baie, collines boisées, mer pour tout horizon. Atmosphère paisible, bleutée, en harmonie avec les feuilles du qing cha, le thé bleu-vert. Wu Long-Dragon Noir: goût subtil, saveurs de châtaigne, de miel, notes boisées, florales rosées, fruitées, réglissées
Mobilier robuste et précieux: banquettes en orme, chaises en catalpa, paravents ciselés en bois de santal, rideaux de perles. Elégance rustique : bruns foncés, pourpres sombres, reflets laqués chatoyants. Vasques de bronze, plantes vertes, grandes fleurs rouges. Mélopée traditionnelle, lampion qui se balance mollement. Clients épars et discrets, nuées de vapeur et de cigarette flottant au dessus des têtes penchées
Sur les tables : chapan (plateau à lattes pour que l'eau s'écoule), chahu (petite théière noire de Yixing, retenant chaleur et parfums) posée sur le chachuan (bateau à thé en terre cuite), chabei (gobelets), chahai (pichet à arômes où l’on verse le thé infusé)
Il ébouillante la théière et puise le thé dans la boîte : effluves odorantes des feuilles sèches dans la théière qui baigne dans l’eau chaude. Il verse de l'eau bouillante dans la théière qui déborde, puis vide celle-ci dans les gobelets. D'un geste machinal mais habile, rompu aux règles du Gongfu ou « l'art d'agir avec application », il verse le contenu des gobelets sur la théière et empoigne prestement la zhushuiqi, la bouilloire, qui chante sur le réchaud à charbon. L’eau est à la température désirée: il le sait à son chuintement et aux bulles en « oeil de poisson »
Légers cercles de la main qui verse: feuilles de thé équitablement imprégnées. L’eau dégouline de la théière dans le chachuan, et du chachuan ruisselle dans le chapan. Il remet le couvercle de la petite théière en place. Quelques secondes d’attente et la goutte qui perlait au bec de la théière disparaît: le thé est infusé. Il en met un peu dans le wenxiangbei, tasse haute et étroite, pour le humer et le goûter. Hochement de tête et esquisse d’un sourire, signes d’appréciation. Il verse le thé dans le pichet à arômes et le sert enfin dans les gobelets, avec adresse, jusqu’à vider la petite théière entièrement.
Quant à moi je ne désire « ni coupes d'or, ni même gobelets de jade blanc, ni la lumière de l'aube dans les plaines, ni le soleil du soir derrière les monts. Mais ce que je désire et désire et désire » c’est d’échouer dans cette maison de thé de Ziao Fen, sur l’île de Taïwan, et qu'il soit là.

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