Je suis allée voir Le point sur Robert, le spectacle de Fabrice Luchini, à l’Espace Pierre Cardin. Il est arrivé avec ses livres, et il nous a annoncé qu’il nous lirait du Paul Valéry, du Chrétien de Troyes, et du Roland Barthes. Bien sûr il a fait plein de digressions sur Anne Roumanof qu'il déteste, sur Baudelaire ou sur Zarathoustra par exemple en disant « Je vous raconte ça et après je trace ». Il nous a fait applaudir les retardataires pour qui il a de l’empathie en « homme de gauche dans un spectacle fraternel ». Bien sûr il nous a pris à témoins, a parlé de Michel Bouquet « son maître », nous a fait répéter une phrase de Jean Genet qui brise les barrières de la pudeur – surtout quand vous êtes la seule, parmi vos voisins, à la hurler ! Il a imité Johnny Halliday et s’est déhanché comme un beau diable sur le tube disco Ring my bell d’Anita Ward - si vous l'avez vu danser dans Paris de Klapisch vous pouvez comprendre pourquoi on rigole - et nous a fait pleurer de rire en nous refaisant des scènes de Chrétien de Troyes d’Eric Rohmer ou en récitant Le Corbeau et le Renard de Jean de La Fontaine... à l’envers! Il y avait un drôle de va et vient entre les deux tables et les deux chaises : tantôt il enlevait sa veste, tantôt la remettait, la trimballait du dos d’une chaise à l’autre... Et en parfait cabotin il s’est interrogé tout haut sur la raison de son succès qui le laisse perplexe. Bref, il est drôle, et quand vient l'heure de quitter cette lessiveuse, vous en redemandez encore et encore, et là il récite sur le champ et magnifiquement deux poèmes de Rimbaud.Vous savez à quoi vous vous exposez, vous avez déjà vu et revu son spectacle en DVD, mais pendant ces deux heures vous suspendez votre jugement, vous n’êtes que rire et relâchement, comme un enfant qui aime qu’on lui relise toujours la même histoire. C’est tout simplement une sensation délicieuse.Quand je suis sortie du théâtre, un peu tourneboulée, j’ai aperçu au loin la Tour Eiffel et la roue illuminée place de la Concorde et j’aurais pu me croire à Tokyo, ou sur l’île d’Odaiba, sortant du cinéma Mediage ou de la station Onarimon, si l’Obélisque ne m’avait pas ramenée à Paris. Ce n’est pas que la roue ou la tour qui me rappelaient Tokyo à Noël, c’était une sensation euphorique de liberté, au milieu de tous ces gens qui se dirigeaient vers le métro pour rentrer chez eux. C’est un peu un jeu que l’on joue pour soi-même quand on passe quelques jours d’affilée dans une ville étrangère : se fondre dans la foule, faire mine de rentrer chez soi, tout en sachant que dans sa poche on ne serre aucune clé.Luchini a commencé son spectacle par le texte ci-dessous, de Paul Valéry, inédit pour moi. Je l'entends encore en répéter plusieurs fois certaines phrases et nous expliquer pourquoi cela aide à en dévoiler leur puissance, leur beauté et faire qu’elles s’impriment en nous. En relisant le texte je me dis que cet homme "coupable de crime de poesie" c'est aussi lui, Fabrice Luchini :
Je passais, il y a quelque temps, sur le Pont de Londres, et m’arrêtai pour regarder ce que j’aime : le spectacle d’une eau riche et lourde et complexe (...). Mais je sentais derrière moi trotter et s’écouler sans fin tout un peuple invisible d’aveugles éternellement entraînés à l’objet immédiat de leur vie. Il me semble que cette foule ne fût point d’êtres singuliers, ayant chacun son histoire, son dieu unique, ses trésors et ses tares, un monologue et un destin ; mais j’en faisais, sans le savoir, à l’ombre de mon corps, à l’abri de mes yeux, un flux de grains tous identiques, identiquement aspirés par je ne sais quel vide, et dont j’entendais le courant sourd et précipité passer monotonement le pont. Je n’ai jamais tant ressenti la solitude, et mêlée d’orgueil et d’angoisse; une perception étrange et obscure du danger de rêver entre la foule et l’eau. Je me trouvais coupable du crime de poésie sur le Pont de Londres.
4 commentaires:
Luchini... C'est une joie d'aller écouter les mots qu'il récite. La dernière fois, c'était au théâtre de la Villette en 2007, j'étais arrivée en retard, il s'était moqué des retardataires. J'aime quand il parle de Barthes. Ah, c'est un régal ton récit ! Belle journée !
Premier commentaire, signé Marie. Oups !
Tu te leves tot Marie! J'ai envie de revoir Beaumarchais depuis ce spectacle, et de ne plus rater un seul de ses spectacles!
Pendant mes 7 années universitaires, je n'ai manqué ni les spectacles de Luchini, ni les concerts de Vincent Delerm. J'en garde une tendresse particulière... Vivement que Luchini repasse par la Belgique ! (Oui, lève-tôt... Besoin d'un peu de temps pour moi avant d'attaquer la journée !)
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