Femme prenant le thé de Chardin (1735) (ICI) et A Lady on her Daybed de François Boucher (1743) (ICI) – remarquez sur l’étagère la théière et les deux tasses – sont les fleurons de la petite exposition sur la folie du thé qui s’empara de l’Europe au Siècle des Lumières, et que j’ai visitée hier à la Wallace Collection (un musée, bijou rococo, consacré au XVIIIe siècle - ICI). Dans la bonbonnière qui sert de boutique, parmi les dentelles et les fascicules sur les vertus du breuvage en question, trônent des exemplaires des Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos. Depuis deux jours j’écoute avec passion leur lecture (ICI) et j’ai envie de revoir le beau film de Stephen Frears avec Glenn Close et John Malkovitch.
En entendant les personnages de Laclos prendre ainsi vie, je me félicite malgré tout que les livres n’aient pas vraiment l’usage de la parole et que leurs personnages ne puissent s’adresser directement à nous. Sinon j’imagine la cacophonie sur mes étagères et les griefs que le Shining Prince Genji cultiverait à mon égard... car je l’ai lâchement abandonné alors que sa nouvelle conquête - Yūgao (Belle du Soir) - venait de mourir en quelques minutes aux mains d’un esprit malin – une ancienne liaison dangereuse du maître des lieux – dans sa sauvage résidence du Kawara no In - un décor qui donne au Prince, nous dit le livre, une beauté extraordinaire : il est même « alarmingly beautiful »... Il ne lui reste plus qu’à filer à l’anglaise pour ne pas prêter le flanc aux rumeurs, comme le lui conseille vivement le fidèle Koremitsu. Pourrait-il comprendre, dans ces conditions, que je délaisse ses rayons princiers pour ceux du Roi Soleil et de son jardinier ou que je lui fasse des infidélités auprès de son compatriote Murakami et de ses courses d’endurance? J’en doute fort !
L’histoire de la Kawara-no-In, une ancienne résidence sur la rive ouest de la Kamogawa, me plaît – comme me plaît l’histoire de la Villa d’Hadrien - depuis que je l’ai découverte au temps béni où je lisais le journal de Dame Nijô. J’ai l’impression que les 5 premiers mois de cette année se sont dissous dans ce livre et les recherches que je faisais pour en saisir chaque allusion, chaque clin d’oeil littéraire, historique et géographique. J’aime l’histoire du puissant ministre Minamoto no Torū (822-895), fils de l’Empereur Saga, qui avait fait construire dans cette résidence de Kyoto un immense jardin reproduisant fidèlement la Baie de Shiogama (chaudron de sel) (qui devait ressembler à cela : ICI) et ses fours à sel (ICI)– on disait que c’était à cet endroit que le dieu Shiotsuchi no Oji avait montré aux habitants comment le récolter. Pour Minamoto no Torū, rien n’était trop beau, et des litres d’eau salée étaient transportés journellement de la côte à sa résidence - lien commun avec Le Nôtre et sa lutte aquatique pour « contenter les fontaines de Versailles » - pour alimenter ces fours. Tandis qu’on faisait bouillir cette eau pour en récolter le sel, l’élégant ministre et ses amis s’imaginaient dans la lointaine et inhospitalière région septentrionale de Shiogama - où pour rien au monde ces esthètes casaniers n’auraient mis les pieds ! Récitaient-ils ce poème anonyme du Kokinshu: In Michinoku province/Everywhere is sorrow - /But especially here in the bay of Shiogama /When I see the boats pull away ?
Me parviennent les clameurs du stade de football tout proche et des supporters retardataires en rouge et blanc s’interpellent à qui mieux mieux dans la rue. Un hélicoptère survole le quartier. J’ai beau aimer l’effervescence des jours de match, j’ai vraiment besoin de prendre le large, de m’imaginer comme Minamoto no Torū, loin de chez moi. Nul besoin de valise ou de passeport : il suffit de piocher parmi L'Eté de Kikujiro de Takeshi Kitano, Café Lumière de Hou Hsiao-hsien ou bien Le goût du Thé de Katsuhito Ishii pour m’évader (to get away from it all, c’est vraiment parlant en anglais !)
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