vendredi 15 août 2008

Je suis tout ouïes

Il y a très longtemps que je joue les espions occasionnels dans l’autobus de la ligne 24 (...). J’ai chez moi un dossier de gestes, de phrases et de conversations entendues au fil du temps (...), j’ai dérobé et consigné toutes sortes de phrases isolées, de conversations étranges, de situations extravagantes.

"La modestie" dans Explorateurs de l’abîme d’Enrique Vila-Matas

Je les avais déjà remarqués à l’arrêt de bus. Ils ne s’abritaient pas de la pluie et du froid comme nous. Elle, très grande, vraisemblablement Scandinave. Lui était Britannique. Il devait revenir de vacances au soleil : il avait le visage cuivré, virant au rouge, tant il avait pris de coups de soleil. Le bus était bondé et tous ceux qui pouvaient entendre leur conversation regardaient ailleurs, gênés.
« Tu es de quel signe astrologique ? » lui a-t-il demandé. Elle semblait ne pas comprendre. Il insiste : « Tu es née quand, quel mois ? »
- En février
- Mais c’est quand ton anniversaire ? »
Elle répond, évasive : « Vers la mi-février. » Agacée : « Pourquoi veux-tu savoir ça ? »
Il ne tient pas compte de sa remarque : « Tu es Verseau alors... »
Elle éclate d’un rire sarcastique : « Mais je ne crois pas à ces trucs là ! »
Il répond en se contredisant : « Moi non plus ! mais c’est une indication... on dit que les Verseaux sont rêveurs, qu’ils sont dans leur propre monde ...
- Mais ça ne veut rien dire ! Tous les gens nés sous le signe du Verseau seraient pareils ? Tu plaisantes ! J’ai horreur qu’on mettre des gens dans des cases ! »
Lui, sentant le terrain miné, change de conversation, et, tout fier : « Tu connais Gottenburg ? J’y suis allé ! »
Elle devait avoir une piètre opinion de lui ou bien le connaître car elle a dit d’une voix très ironique : « Faire la tournée des pubs je parie ! »
Lui a répondu, penaud : « Non, visiter une usine. »
J’ai avisé une place, dans le fond du bus, et je m’y suis précipitée. Tomberaient-ils amoureux, malgré ce faux départ ?
J’avais oublié combien c’était bon de paresser à la terrasse d’un café, de voir le temps virer du bleu au gris, et de parler de tout et de rien: d’Alain Bernard sortant d’un bassin à Pékin, de la lutte gréco-romaine, des pluies d’été à Singapour et Bali et des parapluies transparents de Tokyo, des livres d’Obama et de la maison de Victor Hugo...
A la table d’en face, un homme semblait s’ennuyer à mourir. Muet, il regardait avec des yeux noirs ses deux compagnons, un homme très bavard et une femme rousse. Le bavard a dit à un moment : « Si je la quitte je perds tout, et je dors dans la rue ». Quand ils sont partis, une Américaine blonde, chic dans son costume vert-pomme, ruisselante de diamants – elle avait notamment un magnifique bracelet et des bagues énormes - s’est installée à leur place avec un homme et des enfants. G. m’a dit qu’elle travaillait à la télé anglaise. On sentait la femme de tête en elle. Elle parlait à cet homme d’un ton agacé, consultait son portable sans cesse. Moi, je me sentais vraiment en vacances et loin de tout, à deux pas de chez moi.

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