mercredi 30 juillet 2008

Ara itawashiya! *


Le cours d’une rivière est incessant, mais ses eaux sont changeantes. L’écume qui, flottant au gué, se forme et disparaît ne reste jamais la même. Semblablement, les hommes et leurs demeures.

Ecrit de l’ermitage (Hōjōki) de Kamo no Chōmei (1212)

C’est sur ces mots que s’ouvre Le Conte de Yamanaka Tokiwa : à la découverte d’un rouleau illustré (2004) [Into the Picture Scroll], le film de Sumiko Haneda, et sur les plans des eaux, tantôt turbulentes, tantôt paisibles, des fleuves Kitakami et Koromo, qui coulent au pied du Mont Kanzan à Hiraizumi, dans la préfecture d’Iwate, située dans le nord de l'île de Honshū.
Et c’est certain, après l’expérience d’hier soir, je ne passerai plus aussi rapidement devant les rouleaux des parchemins japonais exposés dans les vitrines des musées !
Au XIIe siècle, Hiraizumi, fief du clan Fujiwara, rivalisait avec Kyōto en beauté et en richesses. C’est là que Minamoto no Yoshitsune s’est suicidé, en 1189, après la Bataille de la Koromogawa, sur l’ordre de son demi-frère, le félon Minamoto no Yoritomo. La prospérité de la ville ne dura que 100 ans, et à la chute des Fujiwara, elle sombrera dans l’oubli, comme le constate tristement le poète Bashō, foulant l’ancien champ de bataille 500 ans plus tard: Herbes de l'été/des valeureux guerriers/trace d'un songe. Minamoto no Yoshitsune était un intrépide samouraï, devenu un général aux faits légendaires, héros entre autres de l’épopée que l’on peut lire dans le Dit des Heike. Enfant, son nom était Ushiwaka-maru.
Durant la période Edo, une des légendes sur Ushiwaka-maru et sa mère, Dame Tokiwa, le Yamanaka Tokiwa Monogatari ou Récit de la Dame Tokiwa à une auberge de Yamanaka, faisait l’objet d’un spectacle de marionnettes très populaire - le jōruri, l’ancêtre du bunraku. La voix du récitant, qui s’accompagne d’un shamisen, suit une mélopée envoûtante et agaçante à la fois. Elle se fait tour à tour larmoyante, émouvante, suraiguë, puis profonde ou gutturale.
Ce conte a été richement illustré par Matabei Iwasa au XVIIe siècle, sur douze rouleaux de parchemin (emakimono) enluminés. Voici l’histoire qu’il raconte : se languissant de son fils, Dame Tokiwa quitte Kyōto incognito. Cheminant difficilement, elle part lui rendre visite, à ses risques et périls, dans le nord du Japon, en compagnie d’une unique servante. En chemin, épuisées, elles font étape dans une auberge, dans la ville de Yamanaka, où six épouvantables bandits, devinant la haute lignée des voyageuses et alléchés par les richesses qu’ils supposent, assaillent l’auberge, les volent et les assassinent sauvagement.
De son côté, Ushiwaka-maru est inquiet du sort de sa mère qui ne cesse de lui apparaître en songe. Il décide de la rejoindre à Kyōto. Il s’arrête dans l’auberge rouge où le fantôme de sa mère lui apparaît. Ivre de colère, il emploie la ruse pour piéger les coupables et les coupe littéralement en rondelles ! Plus tard, devenu un puissant guerrier, sur le sentier de la guerre, il reviendra sur les lieux avec son armée de milliers d’hommes, se recueillera sur le tombeau de sa mère et octroiera de larges terres aux aubergistes en récompense.
Sous nos yeux, Sumiko Haneda, la réalisatrice, qui a mis 30 ans à compléter son film, déroule les précieux parchemins aux couleurs éclatantes. Sa caméra suit de droite à gauche, en gros plans, avec délicatesse, les personnages, et leur donne vie. Elle nous révèle leurs expressions, leurs splendides costumes, mais aussi l’intérieur des maisons, des oiseaux pêchant au bord d'une mare, les commerçants dans leurs échopes, les diverses nourritures... tout un monde qui évolue sur un fond de nuages dorés, typiques de ces parchemins. L’action est décrite par un récitant, de sa voix si particulière, surtout pour nos oreilles peu averties – des rires ont fusé dans la salle au début -, sur une musique de jōruri composée spécialement pour le film.
De temps en temps, Sumiko Haneda se détourne du parchemin pour nous montrer des images réelles de forêts qu’ont traversées les infortunées voyageuses, de la ville de Hiraizumi ou de celle de Yamanaka, et nous raconte l’histoire du peintre Matabei Iwasa, dont la jeune mère périt aux mains d’Oda Nobunaga dans sa conquête du pouvoir. Les scènes poignantes de l’agonie de Dame Tokiwa baignant dans son sang, seraient un écho des sentiments de Matabei Iwasa envers la mort précoce de sa propre mère.
C’était une vraie aventure, et ce film saisissant restera longtemps, sinon toujours, gravé dans ma mémoire.

Je ressemble à un nuage flottant, je ne réclame rien. Mon plus grand bonheur serait une sieste, la tête sur l'oreiller d'une sieste paisible, mon plus grand espoir, de demeurer en contemplation devant la beauté des saisons.
Kamo no Chōmei
* « Comme c’est triste !» : Cri qui rythmait les récits des conteurs de rue

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