Notre vie ici-bas, à quoi ressemble-t-elle? À un vol de corbeaux qui, venant à poser leurs pattes sur la neige, parfois y laissent l'empreinte de leurs griffes.
Su-Dong-Po
C’est grâce à lui que je me suis mise à trouver belle la poésie chinoise mais, malheureusement, il n’en saura jamais rien. Au moment de sa disparition, un jour de février 2007, je me suis tout de suite demandé quelles traces il laisserait dans ma vie. Qu’allais-je retenir de lui et de son court passage parmi nous? Je voulais garder l’image la plus exacte de lui et la défendre contre l’oubli et les distorsions que le temps ne manquerait pas d’y apporter, tout en sachant que c’était me battre contre plus fort que moi. Je me voyais, vieille dame à la mémoire qui flanche, dans une cinquantaine d’années... Je voyais un vieil ami me demander : « Tu te souviens de Gérard ? » Qu’allais-je lui répondre? C’est alors que j’ai trouvé le court poème de Su-Dong-Po. Je connaissais la version avec les oies sauvages, mais les corbeaux, ça me plaît bien mieux ! Je suis touchée par le « parfois » du poème : en le lisant on pousse comme un soupir de soulagement et on se dit que oui, certaines personnes laissent leur griffe sur le monde et sur notre coeur et Gérard étaient l’une d’elles... mais ensuite on s’aperçoit que la trace est laissée sur la neige et qu’elle est amenée à disparaître très rapidement... Et notre coeur se serre : la vie est si éphémère et fragile... Alors je veux bien être un peu de cette neige sur laquelle Gérard a laissé son empreinte et, à défaut d’être éternelle, résister de toutes mes forces pour me fondre dans le néant que dans beaucoup beaucoup beaucoup d’années !
Dans quelle arène parlons-nous exactement quand nous évoquons des êtres chers qui viennent de mourir ou de se faire tuer ? Nos paroles nous paraissent résonner dans un moment présent plus présent que ceux que nous vivons normalement. Un moment comparable à celui où nous faisons l’amour, où nous sommes face à un danger imminent, où nous prenons une décision irrévocable, où nous dansons un tango. Ce n’est pas dans l’arène de l’éternel que résonnent nos paroles de deuil, mais ce pourrait être dans un petit appentis de cette arène.
Un lieu qui pleure de John Berger (à propos de Mahmoud Darwich)
Le Monde Diplomatique, Février 2009
Le Monde Diplomatique, Février 2009
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