Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand’mère me faisait arrêter pour regarder le clocher de Saint-Hilaire. Des fenêtres de sa tour il laissait tomber à intervalles réguliers des volées de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles pierres qui les laissaient s’ébattre sans paraître les voir, devenues tout d’un coup inhabitables et dégageant un principe d’agitation infinie, les avait frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens le velours violet de l’air du soir, brusquement calmés ils revenaient s’absorber dans la tour, de néfaste redevenue propice, quelques-uns posés çà et là, ne semblant pas bouger, mais happant peut-être quelque insecte, sur la pointe d’un clocheton, comme une mouette arrêtée avec l’immobilité d’un pêcheur à la crête d’une vague.
Combray de Marcel Proust
Une fois le jardin Hamarikyu arpenté, une fois ses limites – la baie de Tokyo – atteintes, nul besoin de rebrousser chemin : la meilleure porte de sortie est maritime, comme je l’ai illustré ici. Mais, avant de prendre la clé des champs aquatiques, quelques instants avant de payer votre écot à la compagnie Suijo, vous devrez sacrifier à un rite de passage administré par cet oiseau dont ici ou là on vente le plumage et le ramage : je veux parler bien sûr de Monsieur du Corbeau.
On ne peut le comparer à Charon - la Sumida n’est ni le Styx, ni le Léthé (au contraire, elle avive les souvenirs) – ni au Chevalier Noir ou au Samouraï qui, dans certaines légendes médiévales, bloquaient l’accès des ponts aux pèlerins égarés et qu’il leur fallait vaincre s'ils souhaitaient continuer leur chemin (celui de Sacré Graal des Monty Pythons est hilarant). Le flatter, tels de vils goupils de fable, ne vous mènerait à rien : contrairement à son lointain frangin littéraire, il repousse d’un coup d’aile et d’un cri puissant flagorneries et autres courbettes. Puis, il est perché trop haut, comment voudriez-vous arriver à lui graisser la patte ? La première fois que je me suis promenée dans ce jardin, en 2005, j’avais remarqué, au détour d’une allée de terre battue, un arbre où se profilait un noble corbeau qui accueillait à grands cris les candidats au voyage sur la Sumida. On aurait dit un dessin à l’encre de Chine, et ne manquaient que quelques vers pour compléter tout à fait le tableau. Depuis, chaque année, au même endroit, cette scène se répète pour moi. J’étais heureuse de le retrouver, fidèle au poste, lui ou un autre de ses congénères... J’ai montré patte blanche, et je suis passée. Mon voyage vers Asakusa pouvait se poursuivre en toute quiétude.
2 commentaires:
Merci pour ces corbeaux de Combray et ces corbeaux japonais.
J'ai passé des heures à ma fenêtre à Prague à observer les corbeaux tchèques. J'ai l'impression qu'il n'y a pas de pays sans corbeaux. Tant mieux.
Même mort; mon corbeau a l'air vivant.
Ton corbeau est un phoenix, il est donc vivant! J'ai toujours eu envie d'aller a Prague, je pense meme le faire cette annee, enfin...
Enregistrer un commentaire