Puis la dernière page était lue, le livre était fini. Il fallait arrêter la course éperdue des yeux et de la voix qui suivait sans bruit, s'arrêtant seulement pour reprendre haleine, dans un soupir profond. Alors, quoi? ce livre, ce n'était que cela? Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu'aux gens de la vie, n'osant pas toujours avouer à quel point on les aimait; ces gens pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d'eux.
On aurait tant voulu que le livre continuât, et si c'était impossible avoir d'autres renseignements sur tous ces personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la nôtre à des choses qui ne soient pas tout à fait étrangères à l'amour qu'ils nous avaient inspiré et dont l'objet nous faisait tout à coup défaut, ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des êtres qui demain ne seraient plus qu'un nom sur une page oubliée, dans un livre sans rapport avec la vie.
Et c'est là en effet un des grands et merveilleux caractères des beaux livres que pour l'auteur ils pourraient s'appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous donnât des réponses, quand tout ce qu'il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu'en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d'atteindre.
Marcel Proust
Préface à Trésors des Rois (Sésame et les Lys) de John Ruskin
La photo représente l’entrée du temple Engaku-ji de Kamakura, ville où habite l’écrivain Oki Toshio, personnage principal de Tristesse et Beauté de Kawabata dont je viens de terminer la lecture. J’avais peur de terminer ce livre mais, en même temps, je le dévorais dès que j’avais quelques minutes devant moi. C’est ce double mouvement qui a accaparé presque tous mes loisirs de ces derniers jours.
Toute à ma lecture de ce roman admirable qui me ramenait sur des lieux que je venais de connaître et m’en faisait désirer d’autres que je vais m’empresser de visiter (par exemple le lac Biwa dont je rêve), mon esprit galopait vers son successeur, pour rester toujours dans les cimes, et court-circuiter le manque... mais je dois me rendre à l’évidence : je ne sais plus quoi lire, plus rien ne m’intéresse, c’était trop beau et trop fort !
Yeux et nez rouge, crâne douloureux, toux qui sent le sapin... hier, dans le bus, j’étais en train de penser aux miasmes que cet usager grippé m’envoyait dans la figure, en priant que mes anti-corps fassent front à cet assaut, quand ses lèvres gercées ont esquissé un sourire. Mon regard a glissé vers le livre qu’il tenait à la main : Je suis un chat de Sōseki. Comme je l’ai envié! Et moi, avec mon bouquin de grammaire sur les genoux!
En descendant du bus, je suis entrée dans la première librairie sur mon chemin, et remplacé un Kawabata par un autre : je lis maintenant The Sound of the Mountain dont je parlais récemment. Quand on est accro...
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