mardi 13 avril 2010

Tous les chemins promènent à la Seine

On peut lire, dans le Journal intime de Virginia Woolf à la date du 15 mai 1932, au retour d’un voyage en Grèce, les observations suivantes: « just for a moment England and Greece stood side by side, each much enlivened by the other. (...) Already my mind is hard at work (in my absence) arranging, editing, bringing forward, eliminating, until it will present me, unasked, with visions, as I walk, of Aegina, of Athens (...) – no, the process is not yet complete enough for me to have detached pictures.»Et mon esprit, lui, où en est-il de ce travail de mémoire ? Qu’a-t-il relégué dans l’oubli ? Quelles visions va-t-il porter au devant de la scène ? Comment va-t-il tricoter mes souvenirs de mon séjour ? Quelles couleurs choisira-t-il pour son canevas? Et pour tisser quelle image au creux du tapis ?« As I walk »... j’aime l’idée que nos souvenirs soient ambulants et qu’ils surgissent au fil de nos déambulations. Et quand je marche dans Londres en ce moment, c’est à la Seine que je pense, comme si la rue dans laquelle je me trouve était le boulevard Saint-Michel et qu’elle me menait immanquablement sur les berges de la Seine. Oui, me revient soudain ce premier jour où j’ai suivi ce chemin vers la Seine. Dans un de ses cours sur Proust, Antoine Compagnon cite La Rhétorique à Herennius, un livre que l’on attribue à Cicéron et dans laquelle la mémoire est comparée à un palais où l’on a entreposé des images : « Selon ce livre que doivent être ces images pour qu’elles restent gravées dans la mémoire ? Elles doivent être frappantes, actives, avoir une beauté exceptionnelle, ou une laideur exceptionnelle ou soulever le rire ». J’opte pour la beauté de ce premier matin à Paris, la beauté du sentiment de liberté que je ressentais en moi. Faute de ne pouvoir photographier ce sentiment, la photo de la Seine, au bout du boulevard, remplaçait cette image impossible. J’ai aussi remarqué que mes visions, pour employer le mot, très juste, de Virginia Woolf, concernent des choses dont je n’ai pas de photos parce que j’ai refusé d’en prendre. Mon instinct me dictait sans doute de ne pas figer ce qui s’inscrirait de lui-même dans le mouvement, qui resterait actif pour me plaire, parce que je le vivais pleinement. Et le pauvre Auguste Comte, dont je passais la statue place de la Sorbonne au début de chacune de mes joyeuses pérégrinations, a fait les frais de ce phénomène !

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