samedi 24 avril 2010

« Le Michel-Ange de notre cuisine »

Hier, c’était la première fois que je n’ai pas confondu la maison du voisin avec la sienne. La première fois aussi où j’ai eu le choix, pour annoncer ma présence devant la porte, entre le heurtoir à tête de lion et la sonnette : les autres fois, dans l’obscurité, avant de me décider à défaut pour le premier, je cherchais frénétiquement la seconde à tâtons. La première fois où aucune pièce donnant sur la façade n’était éclairée, et que le violoncelle qui auparavant me servait de repère, avait repris sa seule fonction d’instrument de musique. C’est surtout la première fois où s’est révélé à moi l’immense jardin que j’avais deviné et tant imaginé en scrutant les ténèbres au delà de la baie vitrée de la cuisine, quand j’arrivais à la nuit tombée.
C’est qu’à 19h, un 23 avril, il fait toujours clair. La journée avait été très chaude, mais la pelouse était fraîche sous mes sandales. Des noms savants des plantes et des arbres, je n'ai pas retenu grand-chose, mais comment oublier l’histoire de ces fleurs qui atteignent le pic de leur beauté au moment de leur mort? Et celle de cet arbre dont il ne reste qu'une souche noueuse, et qui était tombé un beau jour de toute sa masse: malgré sa fière allure il n’était qu’un tronc creux n’attendant qu’un souffle pour se scinder en deux. Quelle catastrophe avait-on frôlé ce jour-là! Derrière, bizarrement, on avait découvert une antique machine à essorer le linge, en bois et en fer, comme il y en avait au XIXe siècle. Comment avait-elle fait pour échouer à cet endroit ? Des merles intrépides que le chien ne se donnait même pas la peine de poursuivre, sautillaient çà et là sur la pelouse, et de minuscules petits oiseaux donnaient un concert dans les arbres. En passant joyeusement de branche en branche, qui se ployaient légèrement sous leur poids plume, ils semblaient pincer les cordes d’une guitare.De retour dans la cuisine, un livre de recettes provençales était ouvert à la page de la bourride, une sorte de ragoût de poissons. Ceux-ci avaient été choisis avec le même soin que met Françoise aux Halles dans A la Recherche du temps perdu quand elle s’y fait donner « les plus beaux carrés de romsteck, de jarret de boeuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II. » Au moment où « le Michel-Ange de la cuisine » a posé le plat fumant sur la table, dans le jardin, un corbeau en a profité pour passer du pommier au châtaignier. Son vol noir a dessiné comme un trait de crayon nerveux dans le bleu entre les deux arbres. Un tableau qui s'intitulerait : An evening to remember.

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