Rue Jacob... rue Jacob... En écoutant Colette parler de la rue Jacob (ici), où elle vécut au numéro 28 dès 1896 (ici), je me souvenais en avoir vu la plaque récemment. Peu à peu mes souvenirs se sont faits plus précis : c’était un mercredi matin, il y a une semaine exactement, il faisait humide, il pluviotait, une vraie température équatoriale... C’était désagréable. Je cherchais le Musée Delacroix, dont j’ai parlé hier, et je m’étais perdue dans ce dédale de petites rues. Après la visite du musée, j’avais remonté la rue de Seine, jusqu’au Quai Malaquais, et j’étais passée devant la statue de Voltaire.
Si jamais homme eut une tour d'ivoire bien défendue par les barreaux et les serrures, ce fut Eugène Delacroix. Qui a plus aimé sa tour d'ivoire, c'est-à-dire le secret ? Il l'eût, je crois, volontiers armée de canons et transportée dans une forêt ou sur un roc inaccessible. Qui a plus aimé le home, sanctuaire et tanière ? Comme d'autres cherchent le secret pour la débauche, il cherche le secret pour l'inspiration, et il s'y livrait à de véritables ribotes de travail. (...) Avant de se lancer dans son travail orageux, il éprouvait souvent de ces langueurs, de ces peurs, de ces énervements qui font penser à la pythonisse fuyant le dieu, ou qui rappellent Jean-Jacques Rousseau baguenaudant, paperassant et remuant ses livres pendant une heure avant d'attaquer le papier avec la plume. Mais une fois la fascination de l'artiste opérée, il ne s'arrêtait plus que vaincu par la fatigue physique. (Baudelaire) « Je courus vers la maison du grand défunt, et je restai deux heures à parler de lui avec la vieille Jenny, une de ces servantes des anciens âges, qui se font une noblesse personnelle par leur adoration pour d’illustres maîtres » écrit Baudelaire, en se souvenant du 13 août 1863. On pense évidemment à la Céleste de Marcel Proust dans ce portrait. Baudelaire connaissait bien le chemin de l’atelier de Delacroix, pas comme moi. Le porche, la cour pavée, le grand escalier de bois n’ont pas dû beaucoup changer en cent cinquante ans. Ce n’est pas la fidèle Jenny en pleurs qui m’attendait, mais le visage plutôt jovial des gardes du musée ! Ils étaient si nombreux dans un si petit espace... et comme tous les gardes de tous les musées de France, ils se plaignaient à mi-voix de leurs conditions de travail ! Une femme tenait, derrière une porte marquée « Privé » une conversation qui l’était peu : « je n’ai rien signé moi, je n’ai rien signé » criait-elle !
C'est ainsi que, grâce à la sincérité de notre admiration, nous pûmes, quoique très jeune alors, pénétrer dans cet atelier si bien gardé, où régnait, en dépit de notre rigide climat, une température équatoriale, et où l'oeil était tout d'abord frappé par une solennité sobre et par l'austérité particulière de la vieille école. On sentait bien que cette retraite ne pouvait pas être habitée par un esprit frivole, titillé par mille caprices incohérents. Là, pas de panoplies rouillées, pas de kriss malais, pas de vieilles ferrailles gothiques, pas de bijouterie, pas de friperie, pas de bric-à-brac, rien de ce qui accuse dans le propriétaire le goût de l'amusette et le vagabondage rhapsodique d'une rêverie enfantine. Un merveilleux portrait par Jordaens, qu'il avait déniché je ne sais où, quelques études et quelques copies faites par le maître lui-même, suffisaient à la décoration de ce vaste atelier, dont une lumière adoucie et apaisée éclairait le recueillement. (...) Delacroix était, comme beaucoup d'autres ont pu l'observer, un homme de conversation. Mais le plaisant est qu'il avait peur de la conversation comme d'une débauche, d'une dissipation où il risquait de perdre ses forces. Il commençait par vous dire, quand vous entriez chez lui : « Nous ne causerons pas ce matin, n'est-ce pas ? ou que très peu, très peu. » Et puis il bavardait pendant trois heures. Sa causerie était brillante, subtile, mais pleine de faits, de souvenirs et d'anecdotes ; en somme, une parole nourrissante. (Baudelaire)
Une semaine plus tard, je me rends compte que ce que j’ai le plus aimé à Paris, c’est cette courte visite chez Delacroix.
Delacroix, après avoir consacré les heures de la journée à peindre, soit dans son atelier, soit sur les échafaudages où l'appelaient ses grands travaux décoratifs, trouvait encore des forces dans son amour de l'art, et il aurait jugé cette journée mal remplie si les heures du soir n'avaient pas été employées au coin du feu, à la clarté de la lampe, à dessiner, à couvrir le papier de rêves, de projets, de figures entrevues dans les hasards de la vie, quelquefois à copier des dessins d'autres artistes dont le tempérament était le plus éloigné du sien ; car il avait la passion des notes, des croquis, et il s'y livrait en quelque lieu qu'il fût. Pendant un assez long temps, il eut pour habitude de dessiner chez les amis auprès desquels il allait passer ses soirées. Il disait une fois à un jeune homme de ma connaissance : « Si vous n'êtes pas assez habile pour faire le croquis d'un homme qui se jette par la fenêtre, pendant le temps qu'il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous ne pourrez jamais produire de grandes machines. » Je retrouve dans cette énorme hyperbole la préoccupation de toute sa vie, qui était, comme on le sait, d'exécuter assez vite et avec assez de certitude pour ne rien laisser s'évaporer de l'intensité de l'action ou de l'idée. (Baudelaire)
Un jour, un dimanche, j'ai aperçu Delacroix au Louvre, en compagnie de sa vieille servante, celle qui l'a si dévotement soigné et servi pendant trente ans, et lui, l'élégant, le raffiné, l'érudit, ne dédaignait pas de montrer et d'expliquer les mystères de la sculpture assyrienne à cette excellente femme, qui l'écoutait d'ailleurs avec une naïve application. (Baudelaire)
Je les imagine, bras dessus bras dessous, remonter la rue de Seine (où vécut Baudelaire en 1854 à l’Hôtel du Maroc...), arriver quai Voltaire (où il vécut aussi), emprunter le pont du Carrousel, et atteindre le Louvre. Le Palais des Tuileries était encore debout...
Comme j’aurais aimé voir Baudelaire apercevant Delacroix et Jenny en train d'examiner une sculpture assyrienne!
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