jeudi 25 septembre 2008

Je rêve que tu rêves

On a toujours besoin de savoir l’heure mais on ne se demande jamais où l’on est. De temps en temps, pourtant, on devrait se demander où on (en) est : faire le point : pas seulement sur ses états d’âme, sa petite santé, ses ambitions... mais sur sa seule position topographique... par rapport à un lieu ou à un être auquel on pense. Ou bien, s’interroger, en un moment précis de la journée, sur les positions qu’occupent, les uns par rapport aux autres et par rapport à vous, quelques-uns de vos amis, imaginer leur déplacement dans l’espace.

Espèces d’espaces de Georges Perec

La pendule de la salle, c’est sûr, on n’aurait pas pu nous la voler tant elle m’hypnotisait. On avait pris soin d’empiler sur nos tables d’énormes dossiers à la couverture acidulée que la réunion consistait à survoler dans une ambiance hostile. On essayait de nous insuffler l’esprit d’équipe, mais cela était presque unanimement accueilli par des mines furibondes, des moues dubitatives, des haussements d’épaules, sans parler des longs regards entendus échangés entre mauvais coucheurs.
Je savais parfaitement où j’étais par rapport à lui à ce moment-là. Il marchait sur le quai de la station Nippori. Traînant sa valise, il se dirigeait machinalement vers la sortie Nord de la station, celle qui débouche près du cimetière de Yanaka dont il longeait maintenant les hauts murs sur sa gauche. Il dépassait ensuite le Hongyo-ji, sur sa droite, temple où l’on venait contempler la lune il y a quelques siècles, et où le poète Issa, qui y vécut, composa ce poème :

Soulagé
La lune brille
Je suis arrivé à Tokyo

Que rentrer chez lui le conduise sur le lieu-même où Tokyo avait pris souche (le guerrier Ota Dokan avait choisi cette colline pour y construire un fortin en 1457), me paraissait éminemment significatif. Mais il était bien à mille lieux d’y penser à l’instant où il arrivait dans sa rue et ouvrait sa porte. Il pensait peut-être au courrier qui l’attendait, s ‘il y avait quelque chose dans le frigidaire, et à cette envie de dormir qui le tenaillait mais à laquelle il devait résister encore quelques heures.
J’ai été brusquement tirée de ma rêverie, l’abandonnant à regrets dans son vestibule. Plus tard je réaliserais que je n’avais pas tenu compte du décalage horaire, et qu’il devait dormir à poings fermés au moment où je songeais à lui. Peut-être nos rêves s’étaient-ils croisés dans la stratosphère, et que si je me sentais si heureuse et libre lors de cette réunion, c’était parce qu’il me rêvait ainsi, à des milliers de kilomètres de là.

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