Cela faisait longtemps que je n’avais pas pris le 55 pour Shoreditch. C’est fou combien un bus est intimement lié à la mémoire des lieux où nous avons vécu ! On s’y attache, peut-être plus qu’à une voiture particulière. Je suis descendue à Hackney road et mes pieds ont suivi le chemin d’autrefois. Je ne ressentais aucune nostalgie à revenir sur les lieux. Il faisait gris et l’endroit, jonché de détritus, me semblait hostile. Je n’avais pas l’impression de mettre les pieds dans un des quartiers les plus branchés de la capitale. En apparence, rien n’avait changé depuis 10 ans.La maison au coin de Austin street était toujours aussi abandonnée, recouverte de tags obscurs comme les murs et les portes tout le long de la rue. Au coin de Boundary street, The Conqueror, qui donne tout son cachet à cette rue, est toujours là, avec sa belle façade Tudor rappelant le Globe de Shakespeare. Mais ce n’est plus un pub. Les nouveaux propriétaires allument-ils encore le spot au dessus de l’effigie patibulaire? Je la voyais de loin, comme un fanal, en rentrant le soir du travail. L’autre lumière que je voyais ensuite c’était celle qui filtrait à travers les stores de la cuisine. En rentrant, dans le salon, je trouvais toujours un de mes colocataires devant la télé, un plateau repas sur les genoux. Boundary street est une rue très étroite, où seulement une voiture peut passer à la fois. Nous étions d’ailleurs rarement dérangés. Les rues derrière portent des noms français en souvenir des tisserands Huguenots qui s’y étaient établis dès la fin des années 1660. Etrangement, nombreux étaient ceux qui venaient de Tours !Je me suis retrouvée sous mon ancienne fenêtre. La maison semble inhabitée. J’y avais la plus grande chambre. Devant ma fenêtre, qui donnait sur le grand parc de Shoreditch Church, il y avait un large fauteuil où je me prélassais, mes livres, mes carnets, ma musique à portée de main. C’était à la fois mon lit et mon bureau... J’y prenais mes repas. J’y passais des heures à rêver, à échafauder des plans sur la comète. Je ne le quittais qu’à regret. Tout mes colocataires partaient très tôt au boulot, et j’avais souvent la maison pour moi toute seule jusqu’à 19h. Quel pied ! Lançant un dernier regard à Boundary street, je suis allée me promener dans le jardin de Shoreditch Church. L’église semble être devenue un centre d’accueil pour SDF. La petite librairie qui vendait un assortiment de livres sur les quartiers de Shoreditch, Spitalfields et de la City à travers les âges, est vide. Seule la boîte aux lettres d’un club pour enfant, disparu lui aussi, est encore là. Le nom du club faisait référence à Oranges and Lemons, une chanson traditionnelle du XVIIIe siècle, qui mentionne les carillons de célèbres églises de Londres (ici).Le Curtain Theatre, un des premiers théâtres de Shakespeare (qui a vécu un temps à Shoreditch), se trouvait à Curtain road, à quelques mètres de là. James Burbage (1531-1597), le premier à avoir endossé le costume d’Hamlet, d’Othello et du Roi Lear est enterré dans les parages. Ce n’est pas un fossoyeur mais un jardinier que j’ai rencontré dans le parc, une pelle à la main. C’est dommage, car s’il avait déterré à ce moment-là le crâne de James Burbage, cela m’aurait donné l’occasion de déclamer, à son créateur, la tirade qui l’a rendu célèbre: Être, ou ne pas être, telle est la question...Le coquelicot (poppy), la fleur du souvenir par excellence (on en porte à sa boutonnière le 11 novembre), pousse en grand nombre dans le parc de l’église. Quant à moi, mes souvenirs de Boundary street ne sont plus aussi vivaces. De là-bas, ma vie d’aujourd’hui me semble si lumineuse, ouverte, libre, légère ! A des années lumières...
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