mardi 12 octobre 2010

Encore un peu dans l'aura d'Hamlet

Mardi, journée remplie rendue supportable grâce à ce qui suit :

Hamlet. On ne sait quel effrayant être complet dans l’incomplet. Tout, pour n’être rien. Il est prince et démagogue, sagace et extravagant, profond et frivole, homme et neutre. Il croit peu au sceptre, bafoue le trône, a pour camarade un étudiant, dialogue avec les passants, argumente avec le premier venu, comprend le peuple, méprise la foule, hait la force, soupçonne le succès, interroge l’obscurité, tutoie le mystère. Il donne aux autres des maladies qu’il n’a pas ; sa folie fausse inocule à sa maîtresse une folie vraie. Il est familier avec les spectres et avec les comédiens. Il bouffonne, la hache d’Oreste à la main. Il parle littérature, récite des vers, fait un feuilleton de théâtre, joue avec des os dans un cimetière, foudroie sa mère, venge son père, et termine le redoutable drame de la vie et de la mort par un gigantesque point d’interrogation. Il épouvante, puis déconcerte. Jamais rien de plus accablant n’a été rêvé.
Hamlet, même en pleine vie, n’est pas sûr d’être. Dans cette tragédie, qui est en même temps une philosophie, tout flotte, hésite, atermoie, chancelle, se décompose, se disperse et se dissipe, la pensée est nuage, la volonté est vapeur, la résolution est crépuscule, l’action souffle à chaque instant en sens inverse, la rose des vents gouverne l’homme. Œuvre troublante et vertigineuse où de toute chose on voit le fond, où il n’existe pour la pensée d’autre va-et-vient que du roi tué à Yorick enterré, et où ce qu’il y a de plus réel, c’est la royauté représentée par un fantôme et la gaieté représentée par une tête de mort. Hamlet est le chef-d’œuvre de la tragédie rêve.
Hamlet n’a rien d’une abstraction. Il a été à l’Université ; il a la sauvagerie danoise édulcorée de politesse italienne ; il est petit, gras, un peu lymphatique ; il tire bien l’épée, mais s’essouffle aisément. Après avoir ainsi pourvu de vie réelle son personnage, le poète peut le lancer en plein idéal. D’autres œuvres de l’esprit humain égalent Hamlet, aucune ne le surpasse. Toute la majesté du lugubre est dans Hamlet. Une ouverture de tombe d’où sort un drame, ceci est colossal. Hamlet est, à notre sens, l’œuvre capitale de Shakespeare.
L’œuvre capitale de Shakespeare n’est pas Hamlet. L’œuvre capitale de Shakespeare, c’est tout Shakespeare. Cela du reste est vrai de tous les esprits de cet ordre. Ils sont masse, bloc, majesté, bible, et leur solennité, c’est leur ensemble. Avez-vous quelquefois regardé un cap avançant sous la nuée et se prolongeant à perte de vue dans l’eau profonde ? Sa puissance silhouette se découpe sur le ciel, et entre le plus avant qu’elle peut dans les vagues, et il n’y a pas un rocher inutile. Grâce à ce cap, vous pouvez vous en aller au milieu de l’eau illimitée, marcher dans les souffles, voir de près voler les aigles et nager les monstres, promener votre humanité dans la rumeur éternelle, pénétrer l’impénétrable. Le poète rend ce service à votre esprit. Un génie est un promontoire dans l’infini.

Shakespeare de Victor Hugo (extraits)

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